NouvelleLe joueur d'échecsStefan Zweig
Histoires grotesques et sérieusesLe joueur d'échecs de MaelzelEdgar Poe
NouvelleDouble Assassinat dans la rue MorgueEdgar Poe
NouvelleL’échiquier de la mortJean Ray
PoèmesHommage à La BourdonnaisJoseph Méry
PoèmesŒuvre poétique (2 citations)Jorge Luis Borges
PoèmeCAISSASir William Jones
RomanDe l'autre côté du miroirLewis Carrol
ExtraitCinquième LivreFrançois Rabelais
ExtraitLa variante F. VIII du gambit CamulogèneÉdouard Pape
ExtraitsEmil Joseph Diemer, missionnaire des échecs acrobatiquesDany Sénéchaud
FragmentsLe Jeu des échecs moralisésJacques de Cessoles
FragmentsLivre des échecs amoureux moralisésÉvrard de Conty
FragmentsLa Défense LoujineVladimir Nabokov
CommentaireLe Tristan en proseLégende médiévale
Bandes dessinées MafaldaQuino
Page bande dessinée Gaston LagaffeFranquin
Page bande dessinée TintinHergé
Pages bande dessinée Achille TalonGreg
Page bande dessinée Lucky LukeMorris
Page bande dessinée Passe-moi l'ciel Janry et Stuf
DessinFluide GlacialGaudelette
DessinsAlmanach Achille Talon 1981Greg
BibliographieJeu d'échecs dans la littératureJacques Hincker
Il y a des citations d'œuvres anciennes et contemporaines sur le site Repères autour du jeu d'échecs.



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L’ÉCHIQUIER DE LA MORT

Jean Ray
(Enquêtes de Harry Dickson).

Table des matières

I Une curieuse trouvaille
II Le jeu qui tue
III La grande peur des joueurs d’échecs
IV Le cercle noir
V Le cavalier vivant









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Chapitre premier

Une curieuse trouvaille


’affaire de l’échiquier de la mort figure certes parmi celles que Harry Dickson, qui eut à s’en occuper, estime être les plus singulières de sa longue et victorieuse carrière.
Elle s’écarte des autres par ses bizarres possibilités de réussite, par les voies mystérieuses qui devaient conduire au succès criminel.
Le 1er avril 19…, le notaire Drywood, dont l’étude se trouve dans Barbican, reçut la visite d’un habitant du quartier désireux de louer une maison bourgeoise, située dans Bunhill Row, dont il avait la garde.
La maison était vide depuis longtemps et ne trouvait pas d’amateur en raison de sa vétusté. Mais elle aurait fait l’affaire de Mr. Chapmann, courtier en denrées alimentaires, pour y établir un dépôt de thé.
Mr. Chapmann reçut les clés, visita la maison et revint chez le notaire, porteur d’une curieuse nouvelle.
Dans une chambre de l’étage de la maison inoccupée, il avait trouvé un échiquier, posé sur la tablette de marbre de la cheminée et portant une unique pièce de jeu : un cavalier noir.
Le premier mouvement de Mr. Drywood fut d’en rire, puis il s’énerva quelque peu, car cela démontrait que quelqu’un s’était introduit dans la maison dont il assurait la garde.
C’est ce qui l’incita à avertir la police du quartier.
Celle-ci constata que l’échiquier était de bonne fabrication, en buis frotté et incrusté de carrés d’ébène, par conséquent une pièce coûteuse. La figurine du cavalier noir était également en bois d’ébène sculpté.
L’inspecteur détaché aux constatations nota qu’elle occupait la case numéro 3 de la troisième horizontale à gauche.
L’échiquier était posé en ordre de jeu, c’est-à-dire que le casier noir se trouvait à gauche, dans le coin inférieur.
Nous prions le lecteur de bien vouloir retenir ces détails de jeu, car ils auront leur importance à certains moments.
Mr. Chapmann ne se fit pas faute de colporter la nouvelle dans le quartier, et il ne se passa que peu de journées où elle ne fût la légende de l’endroit.
Un reporter en mal de copie trouva moyen de broder un article plein de mystère sur ce futile sujet, et aussitôt ses confrères de le reprendre avec force commentaires :
— Qui joua aux échecs dans la maison inoccupée de Bunhill Row ?


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Le jeu avait été enlevé par les soins de la police et déposé au greffe de Scotland Yard, parmi tant d’autres objets disparates, approchant de loin ou de près les affaires criminelles qui y sont journellement traitées.
Mr. Chapmann loua la maison et y vint une seconde fois accompagné d’un entrepreneur pour donner des instructions en vue de son installation.
Il manqua tomber à la renverse en trouvant, au même endroit, un échiquier portant, sur la même case, un cavalier noir, figurine unique sur le dallage noir et blanc.
Cette fois-ci, le notaire Drywood se fâcha et exigea une enquête approfondie : son honneur professionnel étant en jeu. Le brave tabellion ne pouvait en effet admettre que des étrangers s’introduisent dans un des immeubles dont il avait à assumer la garde.
La chose, pour être anodine en elle-même, intrigua aussi bien les policiers que les journalistes par son côté énigmatique. On la posa en problème à Harry Dickson, qui résolut de l’examiner à son tour.
Il se rendit donc à Bunhill Row, où Mr. Chapmann, fier de son importance, lui fit les honneurs de la maison vide et de la singulière trouvaille, que cette fois la police avait cru devoir laisser en place.
Le deuxième échiquier était loin d’avoir la même valeur que le premier.
C’était un grand carré de bois blanc, dont les cases noires étaient simplement peintes. Le cavalier était une figurine vulgaire et non plus en ébène sculptée comme la précédente.
Harry Dickson, en l’examinant, fit la constatation suivante, et de nouveau nous attirons l’attention du lecteur sur elle :
La figurine était en bois peint et sa peinture de mauvaise qualité s’en allait par parties. À la loupe, le détective découvrit que quatre cases s’en trouvaient entachées :
Première horizontale, case numéro 2 à gauche (blanche).
Troisième horizontale, case numéro 1 à gauche (noire).
Cinquième horizontale, case numéro 2 gauche (blanche).
Troisième horizontale, case numéro 3 à gauche (noire).
Sur cette dernière case se trouvait le cavalier noir.
Un joueur d’échecs verra immédiatement que, pour arriver à cette dernière case, le cavalier avait dû faire trois bonds successifs.
Harry Dickson nota tout cela. Fermant son carnet, il s’apprêtait à quitter la chambre, quand un objet faiblement brillant attira son attention.
Dans un coin de la pièce, il ramassa une longue douille de cuivre, ayant dû provenir d’un fusil Winchester.


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Et nous voici immédiatement plongé jusqu’au cou dans le côté, ou, plutôt, dans un des côtés tragiques de l’étrange aventure :
En face de la maison inoccupée de Bunhill Row, se trouvent les Artillery Grounds ou terrains d’artillerie, servant à des exercices intermittents de la garnison. Or, la veille, le soldat Brands de l’artillerie montée avait été tué à la nuit tombante, d’une balle de Winchester, sur ces terrains. Son cheval, une belle bête noire, était rentré seul à l’écurie et quelque temps après, on avait ramassé le cadavre de son cavalier aux abords de la clôture du parc.
La trouvaille que fit Harry Dickson permit de conclure aussitôt que le coup de feu mortel avait été tiré de la maison vide, située en face des grounds.
Quelle relation pouvait-il exister entre la petite figurine équestre de bois noir et le malheureux militaire ? Cette question se posa immédiatement à l’esprit des enquêteurs, mais elle resta naturellement sans réponse.
Et bientôt le mystère se corsa de la façon la plus effrayante.

Chapitre 2

Le jeu qui tue


l’angle de Chiswell Street se trouve le café du « Grand Canon », une vieille taverne d’excellente réputation que fréquentent les notables du quartier, ainsi que les officiers d’artillerie du parc voisin.
Le soir de l’étrange et terrible événement, les habitués y sont installés, qui devant la table de bridge, qui simplement devant son verre d’ale mousseuse.
Mr. Chapmann, qui depuis près de vingt ans en est le fidèle client, y recommence pour la dixième fois au moins le récit de l’échiquier mystérieux.
Il se vante surtout de son commerce avec Harry Dickson et en tire naturellement quelque considération.
— Mais, au fait, lui dit-on tout à coup, pourquoi ne jouons-nous jamais aux échecs ici ? Ce serait l’occasion de voir d’un peu plus près comment on peut procéder en la matière.
Mais les habitués du « Grand Canon » ne sont pas grands clercs en ce jeu compliqué. Pourtant, Mr. Chapmann en possède quelques notions, ainsi que certains officiers présents. Le patron, après maintes recherches dans ses armoires, finit par dénicher un jeu un peu déteint, aux figurines mutilées, mais heureusement au complet. Mr. Chapmann s’assied devant lui et lance un défi à la ronde.


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Après quelques hésitations, il est relevé par un des officiers qui s’installe devant le négociant en s’excusant de sa mince science.
On tire aux pions et c’est l’officier qui amène le blanc ; à lui donc de commencer le jeu.
Il débute d’une manière traditionnelle en faisant avancer le pion de la Reine.
Mr. Chapmann riposte par un coup que tout le monde attend : il déplace le cavalier noir et le fait bondir sur la troisième horizontale, dans la case numéro 1.
Tout le monde s’esclaffe : on prévoit le jeu du négociant : il va recommencer celui du mystérieux joueur dans la maison vide.
Le militaire avance un second pion et le cavalier de Mr. Chapmann rejoint la case numéro 2 sur la cinquième horizontale.
Le partenaire avance, sans trop savoir pourquoi, le pion de la tour du Roi.
À ce moment, il y a un frisson d’attente parmi les consommateurs qui se sont tous groupés autour de la table des joueurs d’échecs. On est en droit de se demander pourquoi… Sans doute qu’un signe avant-coureur s’est introduit dans l’atmosphère. Mr. Chapmann pose une main quelque peu frémissante sur la sombre figure, mais la retire aussitôt en disant :
— J’adoube…
C’est-à-dire qu’il n’est pas certain de jouer ce coup-là.
Pourtant, il remarque autour de lui des regards goguenards, des sourires ironiques. Il hausse les épaules, saisit le cavalier noir et le pose avec un geste sec sur la fameuse case numéro 3 de la troisième horizontale.
À la même seconde, le terrible événement a lieu.
Un coup de feu éclate et Mr. Chapmann, la tête traversée d’une balle, tombe raide mort, le nez sur l’échiquier.
Immédiatement un affolement général s’empare de l’assistance. Quelques-uns se ruent déjà vers la sortie, mais l’officier partenaire de l’homme qu’on vient de tuer sous ses yeux se lève et crie d’une voix tonnante :
— Que personne ne sorte !
Ils sont vingt, au moins, dans la salle de consommation qui n’est guère spacieuse.
Tous les visages sont consternés. Il n’y a là que des honnêtes gens, et tout le monde se connaît depuis des années.
Aucune main ne tient une arme, aucun geste insolite n’a été aperçu.
— Qui de vous porte un revolver sur lui ? demande l’officier, le capitaine Hawkins de l’artillerie montée.
Il n’y a que deux officiers qui ont une arme d’ordonnance sur eux, et aucune n’est chargée. À la demande générale, on fouille les assistants : on ne trouve chez aucun une arme de ce genre.


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Du poste voisin on fait venir un inspecteur, mais celui-ci n’en découvre pas plus long, et il se contente de faire enlever le cadavre de Mr. Chapmann en promettant de téléphoner sur l’heure à Harry Dickson. Il prie ces messieurs de bien vouloir rester au café, tous, et le patron de fermer l’établissement en attendant l’arrivée du grand détective.
Mais quelque temps se passera encore avant qu’il puisse être sur place et, en attendant, les consommateurs s’énervent.
Le capitaine Hawkins est certes parmi ceux qui sont le plus émus. C’est d’ailleurs un homme sanguin et quelque peu colérique. Il jure qu’il ne quittera pas les lieux avant que le coupable ne soit arrêté.
Les amis de tout à l’heure semblent s’éviter. L’assassin n’est-il pas parmi eux ?
Qui est-ce ? Le voisin avec qui l’on trinquait il y a un quart d’heure ?
Le partenaire qu’on retrouvait tous les soirs pour le whist ou le bridge familier ?
Tout à coup, le capitaine Hawkins, qui se tenait à peine d’impatience, se mit à mettre en place les figurines écroulées.
— Je recommence le jeu ! cria-t-il, et c’est moi qui jouerai avec les pièces noires. Voyons qui accepte le défi ? Il n’y a du danger que pour moi, si danger il y a !
On proteste, mais Hawkins tient bon. À la fin, il fait appel à un jeune lieutenant.
— Lieutenant Mason, dit-il, le jeu ne vous est pas étranger. Venez donc me servir de partenaire ! Avancez ! C’est presque un ordre et Mason s’approche de son chef, bien qu’avec une visible répulsion.
— Première position du cavalier noir ! crie Hawkins.
— Seconde position ! répète-t-il après la riposte de l’adversaire.
Toute la salle est haletante.
Le lieutenant Mason déplace machinalement un pion.
— Et de trois ! crie le capitaine en posant, avec un mouvement de défi rageur, le cavalier noir sur la case trois.
Au même instant la porte s’ouvre et Harry Dickson entre. Juste à temps pour entendre un grand cri et voir le capitaine Hawkins s’écrouler sur la table, le front troué d’une balle.
— Restez tranquilles, ordonna le détective, le coup a été tiré du dehors, je l’ai entendu claquer dans mon dos en entrant.
Il vira sur les talons, examinant les murs.
— Le vasistas est ouvert, constata-t-il. La balle est venue par là… sous un angle assez aigu. Permettez… et ne vous effrayez pas.


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Il prit son revolver, puis il traça du doigt une ligne imaginaire allant du vasistas à la place où se trouvait le corps écroulé du militaire.
— Attention !
Il leva son arme et tira en oblique. Un bruit de verre cassé parvint de loin.
— Qu’on m’accompagne, dit-il d’une voix nette.
Le groupe des consommateurs le suivit dans la rue obscure.
— Que voyez-vous devant nous ? questionna-t-il en s’arrêtant après avoir fait une dizaine de pas au-dehors.
— Par tous les diables ! C’est la maison vide de Bunhill Row !
— Et une des vitres de l’étage est en morceaux !
— C’est bien ce qu’il fallait démontrer ! riposta le détective.
Toujours suivi par les habitués du « Grand Canon », il s’introduisit dans la maison inoccupée et parvint à la chambre de l’échiquier.
La balle se trouvait logée dans la porte.
À l’intérieur il n’y avait personne, mais un troisième jeu d’échecs, en tous points semblable au précédent, se trouvait sur la tablette de la cheminée, son unique cavalier noir figé sur la case trois.
Le détective ramassa deux douilles de Winchester sur le plancher et, en se postant devant la fenêtre, il découvrit qu’à l’aide d’une paire d’ordinaires jumelles on pouvait fort bien, par le vasistas ouvert, suivre tout ce qui se passait à l’intérieur de la taverne du « Grand Canon. »

Chapitre 3

La grande peur des joueurs d’échecs


lors prend place, dans les annales criminelles du Yard, la singulière époque qu’on a surnommée depuis « la grande peur des joueurs d’échecs ».
Dans les clubs on ne posait plus qu’en tremblant le cavalier noir sur la case numéro 3, de si tragique mémoire. Des joueurs affectèrent même de modifier leur jeu en conséquence et de laisser vide, tout au long de leur partie, ce carré fatal.
L’apoplexie servit la superstition dans cette ténébreuse affaire et l’on cite le cas de deux habitants de la City qui tombèrent raides morts en posant leur cavalier sur la case trois de l’échiquier.
Comme toujours, les lettres anonymes, contenant les accusations les plus saugrenues se mirent à affluer au Yard, qui eut fort à faire pour les examiner, bien qu’elles n’amenèrent aucun résultat.
Une d’elles pourtant attira l’attention de Harry Dickson. Elle ne contenait que cette simple phrase :


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« Pourquoi le vieux Rise de Myddelton Temple est-il mort ? »
On s’informa, et les renseignements qui parvinrent au Yard furent pour le moins singuliers et même troublants.
Myddelton Temple n’était plus un temple, mais l’avait été au siècle dernier.
Comme des éboulements partiels s’étaient produits, que des pierres se détachaient de la voûte, et que les propriétaires n’estimaient pas que de coûteuses réparations dussent être entreprises, il fut désaffecté.
Dans une annexe de la grande bâtisse, on avait installé un petit musée lapidaire qui n’attirait pas beaucoup de visiteurs.
Un unique gardien avait été affecté à sa garde. C’était un ancien retraité de l’armée coloniale, Steven Rise, qui y vivait d’une façon très retirée.
Or, il y avait quelques semaines à peine, on avait retrouvé le vieux Rise, mort sur les dalles de la grande salle vide de l’ancien temple. Un gros fragment de pierre de taille, détaché de la voûte, gisait à côté de l’homme au crâne fracassé. On conclut à l’accident.
Harry Dickson, qui n’aimait négliger aucun détail, se rendit à Myddelton Temple et se fit indiquer l’endroit où l’on avait trouvé le corps inanimé du gardien.
Tout à coup, en regardant autour de lui, le détective reçut un choc : la grande salle vide, au plafond surélevé, présentait la forme d’un carré parfait.
Les dalles en étaient blanches et noires ; Harry Dickson les compta : il y en avait exactement soixante-quatre, huit de chaque côté.
Le sol avait donc l’aspect d’un parfait échiquier, bien que géant ! Et c’est en plein sur la troisième dalle de l’horizontale troisième qu’on avait découvert le cadavre de Steven Rise !
Tout cela n’était peut-être que coïncidences, mais comme elles étaient troublantes !
Les propriétaires de l’ancien sanctuaire étaient de riches particuliers habitant une ville éloignée de l’Ouest, et qui chargeaient un homme d’affaires de la City de gérer leurs biens dans la métropole.
Ce dernier, Mr. Brooks, habitant Clerckenwell, reçut Harry Dickson avec affabilité, tout en regrettant de ne pouvoir lui apprendre grand-chose.
— Steven Rise était un bonhomme fort peu causant de nature, déclara-t-il au détective. Pourtant je me rappelle que, par deux ou trois fois, il m’a déclaré qu’à son avis Myddelton Temple pouvait bien être hanté.


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Il prétendait avoir entrevu parfois de la lumière au milieu de la nuit à travers les épais vitraux de la grande salle, et il releva même un jour les traces d’un feu de bois sur les dalles.
Je n’y attachai pas grande importance parce qu’il n’y avait rien à voler dans cette vieille masure.
— Avec votre permission, je ferai surveiller l’endroit, proposa Harry Dickson.
Mr. Brooks accepta de grand cœur et Harry Dickson fit appel à son élève Tom Wills.
La mission n’était guère reluisante et devait même manquer de charme pour un garçon actif comme l’était l’élève du maître détective.
Il reçut ordre de se poster dans une petite salle attenante au musée lapidaire et de surveiller les vitraux de la grande salle, qu’un bout de jardin séparait de l’endroit de guet.
Rise n’avait pas encore été remplacé dans ses fonctions, car les propriétaires et Mr. Brooks avaient décidé de fermer définitivement le musée sans visiteurs.
Heureusement, on n’avait pas encore enlevé le téléphone, dont l’abonnement courait toujours.
Tom Wills reçut la lugubre mission de se tenir dans le noir, aux aguets et aux écoutes, de prendre garde à ne pas se laisser voir en entrant, ce qui n’était guère difficile, car l’entrée donnait dans une ruelle solitaire, et d’alerter sur-le-champ son maître, dès qu’il aurait constaté quelque chose d’insolite.
Il obéit en rechignant un peu et, quand il eut passé quatre nuits blanches, il songea sérieusement à se rebiffer.
Mais, le maître insistant, il accepta une cinquième nuit de garde, et ce fut elle qui récompensa son attente.
La journée avait été lourde et étouffante. On était aux derniers jours d’avril, et une véritable vague de chaleur s’était abattue précocement sur Londres.
Vers neuf heures, Tom Wills avait repris sa garde de nuit.
La petite chambre qu’il occupait était sans fraîcheur et le jeune homme eut fort à faire pour lutter contre le sommeil qui menaçait de l’envahir.
Heureusement le temps tournait à l’orage. Les premiers éclairs pourfendaient la nue basse. Un tonnerre lointain roula et de larges gouttes de pluie se mirent à tomber, apportant enfin un peu de cette fraîcheur tant désirée.
Un jappement plaintif s’élevait depuis quelques instants, et l’accent en était tellement sinistre que le jeune homme s’en énerva.


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— Un cabot qui hurle à l’orage, marmotta-t-il. Damné braillard !
Le glapissement se transforma soudain en une clameur aiguë, sauvage et puis se tut. De longs éclairs sillonnaient le ciel et Tom s’intéressa à leurs jeux redoutables. Mais alors il vit qu’une autre clarté s’immisçait, depuis quelques secondes, parmi celles de l’orage naissant.
Derrière un grand vitrail de la salle carrée, il vit soudain une lueur s’épanouir, tourner au rouge sombre et se déplacer capricieusement.
— Un feu ! murmura-t-il. On allume un feu dans le temple.
La minute d’après, Harry Dickson avait répondu au téléphone par deux mots brefs :
— J’arrive !
Revolver au poing, Tom Wills surveillait la porte d’entrée du temple, prêt à faire feu sur la moindre forme suspecte.
Le feu continuait à danser derrière les vitres de couleur, diminuant parfois d’ampleur pour reprendre aussitôt de plus belle comme si on l’alimentait.
Le jeune homme aurait bien voulu pénétrer dans l’ancien sanctuaire, mais la consigne était formelle : prévoyant un danger obscur, le maître avait exigé qu’il attende sa venue.
Elle ne tarda guère d’ailleurs.
Un doigt gratta à la porte d’entrée du poste de garde et Tom se trouva en présence d’un Harry Dickson ruisselant d’eau de pluie.
— Vite ! haleta le jeune homme. Le feu brûle en plein !
Avec mille précautions, l’arme tendue, les deux détectives poussèrent enfin la grande porte du temple, qui n’était pas fermée.
La vaste salle quadrangulaire s’étendait devant eux, pleine de lourdes ténèbres et à peine éclairée par le reflet dansant d’un feu de bois qui se consumait lentement.
— Allumé sur la troisième dalle ! constata le détective.
L’ombre commençait à gagner de plus en plus la lugubre salle vide et les détectives osèrent s’approcher des flammes défaillantes sans trop craindre d’être aperçus et attaqués.
Brusquement, Tom Wills, qui marchait en tête, recula vers son maître.
— Du sang, murmura-t-il avec horreur. La dalle est noyée de sang. Écoutez le feu grésille en l’atteignant. Et puis, quelque chose est étendu sur les tisons.
— Un chien, constata le détective. La pauvre bête a été égorgée sur place.
Tom se souvint alors du jappement douloureux qui l’avait frappé il y avait quelque temps à peine.
— Inutile d’aller plus loin, dit Harry Dickson en entraînant Tom Wills. Tout cela sent le brûlé, comme auraient dit les inquisiteurs du moyen âge.


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Il n’en dit pas plus long ce soir-là, et Tom le trouva singulièrement renfermé et songeur, après le bizarre épisode de la nuit.

Chapitre 4

Le cercle noir


e surlendemain, le détective reçut une visite qui l’amusa fort. C’était celle d’un vieux gentleman habillé à l’ancienne mode, petit et fluet, mais dont les yeux bleus luisaient avec bonhomie derrière les fines besicles.
Il se présenta comme Mr. Ebenezer Livvins.
— Monsieur Livvins ! s’écria le détective. Mais je vous connais très bien, du moins de réputation. N’êtes-vous pas le plus célèbre occultiste de Londres ?
— Célèbre, si l’on peut dire, riposta modestement le vieillard. Je possède quelque renommée, il est vrai, mais je n’ai rien fait pour la rechercher, ni même pour la mériter. J’ai voué une grande partie de mon existence aux sciences occultes, et je pense avoir pénétré quelque peu leurs sombres arcanes. Je viens vous trouver au sujet de l’échiquier ensorcelé.
— Ensorcelé ! s’écria le détective avec un sourire quelque peu narquois.
— Je vous concède le ton et le sourire, et vous les pardonne même, répliqua Ebenezer Livvins. Tout autre en ferait autant à votre place, car il est d’usage de se moquer des choses que l’on ignore ou que l’on ne comprend pas.
— J’accepte votre pardon, dit Harry Dickson avec plus de gravité. D’autant plus que je crois qu’il y a des pratiques de magie noire en jeu, dans cette énigmatique cause qui m’a été soumise.
— C’est de la magie noire, affirma le bonhomme avec énergie, et de la plus belle eau, et pratiquée par quelqu’un qui agit en connaissance de cause.
» Je respecte grandement la science mystérieuse, mais je ne puis admettre que des créatures aux appétits vils en usent à des fins criminelles ! Je viens vous apporter ma collaboration, monsieur Dickson !
Harry Dickson ne songeait plus à rire. Mr. Livvins pouvait en effet lui être d’une réelle utilité.
— J’accepte votre concours, cher monsieur, dit-il, mais puis-je vous demander de quelle façon vous le comprenez ?
L’occultiste prit un ton quelque peu doctoral pour s’expliquer.
— Le retour continuel d’une figurine noire, représentant un être animé, comme un cheval ou un cavalier, en une place déterminée qui ne varie jamais, comme la fatale troisième case de gauche de l’échiquier, la mort qui semble planer inexorablement sur cette même place, tout cela me fait comprendre qu’il s’agit d’une invocation diabolique, parmi les plus complètes que je connaisse.


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— Et quel est le but de cette invocation ? demanda le détective, intéressé par les propos du vieillard.
— Ce n’est pas toujours le même, bien qu’en général il se rattache à la recherche des trésors cachés. Je ne vais pas jusqu’à prétendre que l’esprit du mal y soit directement invoqué et prié d’apparaître. Non, je ne crois pas que le Malin se présente à l’incantateur sous une forme tangible, bien que les anciens grimoires l’affirment en plusieurs endroits.
» La Clavicule du grand roi Salomon nous enseigne bien des choses à ce sujet, et c’est fort de ses enseignements que j’ose me présenter devant vous.
— Bref, que proposez-vous, monsieur Livvins ? demanda le détective.
— Le cercle de défense ! En prononçant certaines formules qu’il m’est donné de connaître, je tracerai le cercle noir, contre lequel se butent en vain les entités des ténèbres. Je serai assis à l’intérieur avec vous et nous jouerons une partie d’échecs. C’est moi qui poserai le cavalier noir après le troisième coup, sur la case trois. Remarquez le retour obstiné du nombre trois, nombre magique par excellence, mais très craint par les esprits malfaisants, pour son essence divine.
— Où jouerons-nous cette étrange partie ? demanda Dickson, tenté par la tournure imprévue des choses.
— Mais dans la maison vide et notamment sur le dernier échiquier qui s’y trouvait et qui joua un rôle dans la mort de deux hommes innocents !
— Après tout, pourquoi pas ? accepta Harry Dickson. Fixez le jour et l’heure.
— Ce soir si vous le voulez bien. L’heure importe peu. On parle trop de minuit comme d’une heure propice aux incantations ténébreuses, mais n’en croyez rien. Le Malin ne regarde pas à son chronomètre pour déterminer sa présence parmi nous, ajouta-t-il avec un fin sourire.
On tomba d’accord sur dix heures sonnantes et Harry Dickson trouva le vieil occultiste fidèle au rendez-vous.
Le détective ouvrit la porte de l’immeuble de Bunhill Road en constatant avec plaisir que la nuit noire et pluvieuse avait chassé les passants des rues solitaires.


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Quand ils furent arrivés dans la chambre de l’étage, Mr. Livvins alluma un gros cierge de cire brune qu’il planta sur le coin de la cheminée, de manière à ce que sa lumière tombât en plein sur l’échiquier.
— Permettez que je me recueille avant tout, dit-il gravement. Les formules que je prononcerai tout bas sont rituelles et je ne veux m’y soustraire. Songez que les religions les plus hautes ont leurs rites.
Il baissa les yeux et ses lèvres frémirent comme en une inaudible prière ; son visage était si grave que, malgré lui, le détective se sentit impressionné.
Enfin Mr. Livvins leva les yeux.
D’un geste de la main, il décrivit un cercle dans l’air et Dickson vit que sa main était gantée de noir.
— C’est le cercle noir, expliqua l’occultiste à mi-voix, nul besoin n’est de le tracer au charbon ou avec de la couleur. L’ombre de mon geste reste dans l’atmosphère, invisible mais réelle.
— Que signifie ?… commença Dickson.
Mais son compagnon l’interrompit.
— N’employons pas de vains mots, dit-il. Je ne pourrais moi-même vous dire ce qui se produira en dehors du cercle noir. Mais il est évident qu’à la pose du cavalier sur la case fatale, quelque chose se produira. L’être de la grande ténèbre apparaîtra-t-il devant nous ? Manifestera-t-il sa présence ? Qui pourrait le dire ? Mais, à l’intérieur de ce cercle, nous sommes à l’abri de ses tentatives, aussi hostiles qu’elles puissent être. Jouons !
Harry Dickson poussa le premier pion blanc et son partenaire riposta aussitôt par la première pose du cavalier noir.
Le second coup fut joué en quelques secondes, puis Harry Dickson poussa enfin son dernier pion avant le troisième coup du cavalier noir.
D’une main ferme, mais les lèvres pincées, le vieil occultiste saisit la figurine de bois noir et l’éleva en l’air.
À cette même minute, la porte de la rue fut ouverte avec fracas et des pas furieux retentirent dans le corridor et sur les marches de l’escalier. Presque aussitôt, la porte de la chambre claqua à toute volée et une voix rageuse hurla :
— Ne bougez pas ou vous êtes morts, misérables !
Harry Dickson se tourna brusquement.
— Eh bien monsieur le notaire, que vous prend-il ? demanda-t-il ironiquement.
Le notaire Drywood laissa retomber la main qui levait un revolver et balbutia, décontenancé.


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— Monsieur Dickson… Excusez-moi ! Cette affaire me tourne les sangs. Cette maison maudite me vaut des tracas sans nombre. Je ne parviendrai plus jamais à la louer, parce que personne n’oserait encore y jouer une partie d’échecs…
« Je passais dans la rue et j’ai vu de la lumière aux fenêtres. Alors je n’ai pas hésité, espérant mettre enfin la main sur les bandits qui avaient rendu ma maison inhabitable. Mais que vois-je ?… Vous venez jouer aux échecs ici, dans cette affreuse demeure ?
— Mais oui, et c’est Mr. Livvins, que voici, qui a la pose… Justement la fameuse pose fatale sur le troisième carré de gauche.
Livvins inclina la tête sans répondre. Il tenait toujours le cavalier noir au-dessus de l’échiquier, comme dans une suprême hésitation.
Tout à coup il se décida et, avec force, il le posa sur la case.
— Là ! dit-il en levant les yeux.
Harry Dickson le regardait bien en face à ce moment. Soudain il le vit affreusement blêmir, tandis que sa main gauche se posait sur son cœur.
— Là… là… le diable ! rauqua-t-il en regardant d’un air horrifié au-dessus de la tête du détective, puis il roula sur le plancher.
Harry Dickson se précipita : le cœur du vieil homme ne battait plus. La terrible case trois venait de faire, sous ses yeux, une nouvelle victime.
Alors, seulement, le détective regarda autour de lui dans la chambre, mais il n’y avait là qu’un cierge brûlant d’une haute flamme fumeuse, qu’un échiquier aux pièces écroulées et le notaire Drywood, mortellement pâle et prêt à défaillir de terreur.

Chapitre 5

Le cavalier vivant


’était par un bel après-midi de dimanche du début de mai. Mrs. Crown, la gouvernante du détective, venait de desservir la table du déjeuner.
Tom Wills parcourait le Sunday Express en songeant qu’au dehors le ciel était bleu, et qu’il aurait fait bien bon dans quelque agreste site, proche des sources de la Tamise.
Harry Dickson, la pipe à la bouche, compulsait un vaste dossier de poussiéreuses paperasses que venait de lui faire remettre Mr. Brooks.
Tom le vit prendre une feuille parcheminée, la parcourir, la relire et puis la rejeter avec une exclamation de stupeur.
— Qu’y a-t-il, maître ? s’enquit le jeune homme.
Mais Harry Dickson ne l’écoutait pas. Il avait arraché des mains de Tom le Sunday Express et il se mit à le parcourir avec fièvre, impatient de ne pas trouver immédiatement ce qu’il cherchait.


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— Tom, s’écria-t-il enfin en rejetant la feuille avec colère, ne donne-t-on pas quelque part une fête de charité, où l’on présente entre autres jeux, en plein air, une partie de cartes vivante et même un jeu d’échecs avec des figurants vivants ?
— En effet, maître… sur le Cricket Ground de Dulwich Collège, qui sera transformé en un gigantesque échiquier en cette occasion.
— Pour quelle heure est annoncé ce jeu ?
— Pour quatre heures précises !
— Il est trois heures passées… Vite !… Vite, l’auto… Il y va d’une vie d’homme ! rugit Dickson en se jetant dans l’escalier.
L’automobile du détective, pilotée par Tom Wills, traversa la ville en trombe.
Bien que ce fût dimanche, il fallait compter avec les encombrements et les inexorables postes de signalisation.
— Trois heures trente… trois heures quarante…, murmurait Dickson, les dents serrées, l’œil rivé sur le compteur kilométrique de la voiture.
L’aiguille témoin oscillait, comme prise de folie, entre cent et cent vingt à l’heure. Parfois elle retombait à quarante dans certains virages difficiles et à zéro aux inévitables haltes des carrefours.
— Trois heures cinquante-cinq ! gémit le détective comme ils traversaient en bolide Upper-Norwood. Ah !… Quatre heures ! Le jeu commence !
Il se tourna vers Tom.
— Combien de temps laisse-t-on par coup aux joueurs ? demanda-t-il. Vous devez l’avoir lu dans votre satané journal.
— Exactement une minute, maître, pour ainsi dire le temps de prendre leur place.
» Il paraît d’ailleurs que la marche du jeu a été prévue d’avance, d’après une partie jouée la veille. Sinon le jeu s’éterniserait…
— Cela fait entre six et sept minutes qu’il nous reste pour empêcher un nouveau crime, gronda le détective en serrant les poings. Trois minutes d’écoulées…
— Les terrains sont en vue ! jubila Tom Wills. Tenez, maître, voici les figurants qui sont en place.
Harry Dickson se leva de son siège au risque d’être projeté hors de la voiture avançant à toute vitesse.
— Le cavalier noir se déplace pour le deuxième coup, gronda-t-il. J’avais bien pensé que ces jeunes insensés auraient mis un point d’honneur à vouloir imiter le jeu fatal !
Tout à coup il se tourna vers sa droite ; au-dessus de Sydenham Station, un fin panache de fumée blanche s’épanouissait dans l’air bleu.


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Il se donna une tape violente sur le front.
— J’y suis… Le train d’intérêt local d’Upper-Sydenham arrive en gare de Durwich Station à quatre heures douze ! À quatre heures sept il doit arriver à la hauteur du parc de Dulwich Collège. Pour l’amour de Dieu, Tom, pressez l’allure.
Il était inutile de le dire. Tom avait déjà poussé l’accélérateur à fond ; l’auto avait fait un bond, comme si elle voulait s’élever dans l’air et, déjà, elle filait à travers les allées du parc, au grand effroi des spectateurs.
— Le cavalier noir va prendre place sur le carré trois, hurla le jeune homme.
Ils virent, en effet, un cavalier tout de noir vêtu donner un petit coup sur la croupe de sa monture et se mettre en marche vers ladite case numéro 3 de l’échiquier géant.
Les coups de sifflet d’une locomotive se rapprochèrent.
— Gardez le moteur en marche, cria le détective à son élève en sautant à terre.
Comme un fou il s’élança vers le cavalier noir et, comme celui-ci allait atteindre le carré fatal, il bondit devant le cheval et le frappa en plein sur le museau. L’animal, effrayé, fit un écart en arrière.
En même temps, en un immense coup d’archet, une balle siffla aux oreilles du détective et du cavalier stupéfait.
— Harry Dickson ! Harry Dickson ! criait-on de toutes parts, car soudain la foule avait compris son intempestive intervention.
Mais le détective avait déjà rejoint son automobile.
— À Dulwich Station ! haleta-t-il. Il nous reste trois minutes.
— Deux de trop ! cria joyeusement Tom Wills.
Le train, s’avançant dans une profonde tranchée, n’était visible pour eux que par de gros flocons de vapeur blanche qui s’élevaient en tourbillonnant au ras de la plaine verdoyante.
— Dulwich Station ! cria Tom. Tenez, voici le train qui ralentit en débouchant de la courbe !
Harry Dickson traversa le perron en courant ; le chef de gare agitait son fanion rouge.
— Police, lui jeta le détective. Il ne faut pas que le train reparte. Il y a un assassin dans un des wagons.
— Il ne sera pas difficile à trouver, répondit l’homme du rail. Il n’y a jamais plus de cinq ou six personnes dans ce train-ci.
— Tant mieux ! Appelez tous vos hommes disponibles.
Le train était arrivé en gare et Harry Dickson se mit à courir le long des wagons.


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Le chef avait dit vrai. Le modeste convoi n’avait pour tous voyageurs que trois ruraux hilares assis dans un compartiment de troisième ; deux voyageuses de seconde et, dans l’unique coupé des premières, un pasteur lisant sa bible de poche.
— Attention ! dit le détective à l’oreille des employés qui l’accompagnaient. Demandez son ticket à ce particulier.
L’un d’eux ouvrit la portière et fit la demande.
L’ecclésiastique fouilla sa poche et tendit un petit carton rouge.
À ce moment, Harry Dickson se jeta sur lui et le cabriolet d’acier se referma autour des poignets du voyageur.
— Quoi… que se passe-t-il ? balbutia le pasteur effrayé. C’était un vieillard au visage ridé comme une pomme d’hiver et portant de grosses lunettes orangées.
Sans répondre, Harry Dickson passa une main énergique sur le visage du vieillard et une masse compacte de maquillage gras vint adhérer à ses doigts. En même temps les lunettes tombèrent. — Drywood ! tonna Harry Dickson. Au nom du Roi je vous arrête !

*
* *

— Lisez attentivement ce papier que j’ai trouvé dans les archives de Myddelton Temple, et que Mr. Brooks voulut bien me confier, dit le détective à Goodfield. Certes, les caractères en sont un peu effacés, et l’anglais en est quelque peu désuet, mais vous comprendrez tout de même.
— Quel charabia ! bougonna le surintendant de Scotland Yard. Écoutez-moi ça ! « La troisième dalle est sacrée, c’est celle du cavalier noir. Que celui qui veut devenir son serviteur commence par la servir en faisant descendre la mort sur elle chaque fois qu’il en a l’occasion. Il la nourrira de sang et puis la purifiera par le feu. Il immolera un homme sur elle. Là où il le pourra, il tuera les téméraires qui posent d’odieuses figurines de bois mort sur elle, même si elle aussi est en bois vulgaire. Quand le serviteur aura immolé le cavalier noir vivant, la dalle révélera son secret et le démon proposé à sa garde lui remettra ses immenses trésors. »
— Comprenez-vous, Goodfield ? demanda Dickson.
— Euh, très peu. J’ose le dire.
— Et pourtant c’est assez clair, ma foi.
Le notaire Drywood, je l’ai su depuis, donnait dans l’occultisme. Un jour, en tant que confrère, il a pu prendre connaissance des documents détenus par Mr. Brooks.


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» J’ai appris tout à l’heure qu’il en était ainsi, mais Mr. Brooks avait complètement oublié cela. L’existence d’un trésor dans Myddelton Temple est en effet mentionné dans certaines légendes. Drywood y crut et il commença par sacrifier le vieux Rives à sa criminelle pratique.
» Auparavant, il avait déjà dû immoler des bêtes sur la funèbre dalle, et y allumer des feux d’offrandes. Mais le démon gardien du trésor ne lui apparut pas. Il se creusa la tête alors pour découvrir la signification du terme : cavalier noir. Il crut l’avoir trouvée en voyant sur les terrains d’artillerie évoluer un soldat montant un cheval noir.
» Le hasard avait voulu qu’il eût sous sa garde un immeuble vide, donnant sur ces terrains militaires. Il y apporta un échiquier et l’unique figurine pour procéder sans doute à quelque magique incantation.
» La fatalité voulut qu’au cours de l’une d’elles le malheureux cavalier passât à portée du fusil dont il s’était muni. Il le tua.
» Mais le démon ne se montra pas encore, pas plus que le trésor convoité.
» Vint Mr. Chapmann. Il est démontré que ce fut en l’absence de Drywood que le clerc de l’étude remit les clés de la maison vide à l’amateur.
» Il y découvrit le singulier échiquier qu’y avait laissé le notaire magicien.
» Cette fois, comme beaucoup de criminels, le notaire crut habile de prendre le taureau par les cornes en exigeant lui-même des recherches policières.
» Il se complut à brouiller les pistes en apportant un nouveau jeu d’échecs dans la maison vide. Mais, en même temps, il comprit le terrible avantage qu’il pouvait retirer de la publicité faite autour de cette affaire.
» De son poste d’observation dans la maison vide, il put suivre les gestes des clients de la taverne du Grand Canon. Il y vit comme un signe favorable du monde des ténèbres. Il allait pouvoir se poser de nouveau en « serviteur » de la dalle magique, et il tua deux des joueurs.
» Puis il alla porter une ultime offrande à la dalle même.
» Vains efforts… Le démon se dérobait toujours.
» Il retournait sans doute vers la maison vide, lieu de prédilection de ses noires pratiques, quand il en vit les fenêtres éclairées.
» Que fit-il ? Il alla se poster un peu en retrait des grounds où se trouve une petite butte gazonnée ; de là, il avait un tant soit peu vue sur l’intérieur de la chambre, bien que de loin. Il ne vit pas deux personnes, mais une seule, le vieux Livvins, qu’il connaissait comme occultiste accompli, ainsi que le gros cierge des incantations magiques.


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» Il en conclut qu’un autre voulait lui ravir le fruit de ses criminelles études et il arriva dans un élan de rage, bien convaincu de ne se trouver que face à un vieillard sans défense. Mais j’étais là, moi aussi.
— Pourtant Mr. Livvins mourut quand même, objecta Goodfield avec un regard en dessous à l’adresse de son célèbre ami.
— Oui, et je me rends à présent compte comment… Livvins est mort d’avoir vu… Drywood !
— Oh ! s’écria le surintendant, cela demande une explication pour le moins.
— Et je suis prêt à vous la fournir. Il est évident que Livvins, fervent croyant en matière de sciences occultes, s’attendait à quelque terrible apparition surgie du fond de la nuit.
» Or, derrière mon dos, le visage du notaire a dû se convulser d’une façon si hideuse sous l’empire de la rage et de l’effroi, que Livvins a cru entrevoir une terrible incarnation démoniaque. La rupture d’anévrisme fit le reste, comme pour les deux autres joueurs de Londres.
» Mais Drywood voulut achever l’œuvre commencée. La journée de fête sur les terrains de jeu de Dulwich Collège annonçait une partie d’échecs vivants.
» Le magicien ne pouvait rien ignorer de ce qui avait trait à ce jeu prodigieux, il comprit qu’il pourrait tirer un parti éclatant de cette journée de plaisir.
» Mais comment approcher du cavalier noir, au milieu d’une foule aussi dense, même de loin ? Il n’avait qu’une ressource : celle du train.
» Comme il possède un petit cottage à Upper-Sydenham, il connaissait l’horaire des trains et aussi le faible nombre de voyageurs à certaines heures.
» Quand il comprit que ces heures concordaient si merveilleusement avec ses sombres projets, il dut y voir à nouveau quelque signe propice.
» Nous savons le reste.
— Mais la fameuse lettre anonyme qui vous mit sur la piste, qu’en pensez-vous ? demanda Goodfield.
— Heu… je ne puis que hasarder une hypothèse. Je suppose qu’un clerc de Drywood dût avoir vent de la vérité des choses, mais n’osa pas se hasarder à une dénonciation en règle. Il employa le moyen traditionnel, se fiant au flair de la police en général.
— Et de Harry Dickson en particulier, conclut Goodfield.



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