Jorge Luis Borges
Œuvre poétique, Gallimard, 1970.
Traduction de Jacques Ancet.
Échecs I
ans leur grave retrait, les deux joueurs
Guident leurs lentes pièces. L’échiquier
Jusqu’à l’aube les retient prisonniers,
Espace où se haïssent deux couleurs.
Irradiation de magiques rigueurs,
Les formes: tour homérique, léger
Cheval, reine en armes, roi, le dernier,
L’oblique fou et les pions agresseurs.
Quand les joueurs se seront retirés,
Et quand le temps les aura consumés,
Le rite, alors, ne sera pas fini.
C’est à l’orient qu’a pris feu cette guerre
Dont le théâtre est aujourd’hui la terre.
Comme l’autre, ce jeu est infini.
Échecs II
oi faible, torve fou, et acharnée,
La reine, tour directe et pion malin
Sur le noir et le blanc de leur chemin
Cherchent et se livrent un combat concerté.
Ils ne connaissent pas la primauté
De la main qui gouverne leur destin,
Ils ignorent qu’une rigueur sans frein
Commande leur journée, leur liberté
Le joueur lui aussi est prisonnier
(Omar l’a dit) d’un tout autre échiquier
Où blancs sont les jours et noires les nuits.
Dieu pousse le joueur et lui, la dame.
Quel dieu derrière Dieu, tisse la trame?
Poussière et temps et songe et agonies?
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